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Mis à jour le 09 mai 2012
D
 

Adieu la chair

Un roman de Julia Kino, publié chez Sarbacane, en 2007,
dans la collection eXprim'

Adieu la chair

Ils habitent une ville qu'ils appellent Here. Ils sont six, des lycéens, des filles (Angelina, Bianke et Aberdeen) et des garçons (Ingo de Ring, Cœur-Coupant et Malt) qui s'ennuient ferme. Dès le début, Angelina prévient : Ma vie coulait à pic. Je ne savais pas ce qu'on attendait de moi (...) Il n'y a pas d'histoire de ma vie, il n'y a que le coeur lourd de mes seize ans et demi... Alors un jour qu'ils lézardaient dans un parc en fumant des cigarettes, L'un d'eux a tué un homme qui passait là. La musique l'a empêché d'entendre Ingo se lever et lui asséner la bouteille sur la nuque. Ensuite, ils lui ont passé un bras sous la taille, l'ont porté jusqu'au fleuve et se sont mis en route.
Le lendemain, Ingo l'a reconnu : on a transgressé les règles, et il a proposé qu'ils forment un gang, pour leur faire mordre la poussière. Commence alors une période bizarre. Le jour, ils sont des lycéens ordinaires. La nuit, ils deviennent des cows-boys à mains nues qui tuent des gens qu'ils ne connaissent pas, des gens qu'ils croisent dans la rue ou dans les boîtes de nuit. Tout de même, ils leur prennent leur argent. Leurs meurtres n'ont pas de sens, ce n'est pas pour grandir, même s'il n'y a pas quarante façons de grandir, il y en a deux mille. C'est pour leur faire payer, par vengeance : la douleur que je portais pour ces années perdues justifiait tout ce que je faisais, dit Angelina.
Cette vie dure jusqu'aux vacances, sans que les parents ne s'inquiètent de ce que doivent rapporter les journaux, sans que les crimes soient punis... Nous ne saurons rien du carnaval qui les entoure. Aux vacances, il y a un grand vide. Le groupe loue une chambre et y passe quelques jours, à ne rien faire, sans sortir, quasiment sans manger. Des démons les inquiètent. Coeur-Coupant passe ses nuits à psalmodier dans son sommeil, des recueils entiers de Musset, Fitzgerald, Vian, Nabokov, Dostoïevski, Arthaud, Montherlant, Shakespeare, Morrison... Cherchant une issue à leur histoire, ils fuient vers Budapest. Dans le train, ils s'aperçoivent que Coeur-Coupant les a quittés, sans rien dire.  Les autres partiront aussi. Angelina vit une courte histoire d'amour avec Malt, mais c'est quand même Coeur-Coupant qui lui manque, son absence qui lui fait comprendre que la vie ne restait jamais ce qu'elle avait été. Peu à peu, le reste du groupe se délite. L'amitié qui semblait indéfectible ne les retient plus ensemble.  C'en est bien fini du gang.
Angelina reste seule à Budapest et se met à écrire. Pas tout à fait seule, puisqu'elle rencontre Camilla. C'était nouveau de connaître une adulte (...) J'ai eu de la chance de tomber sur elle, de la fréquenter sans questions après tous ces orages. N'importe qui d'autre m'aurait fait sentir mon infirmité. Elle était parfaite (...) Et elle était merveilleuse.  
Angelina finira par refermer la porte de ce carnaval, carnaval des brisés. 


Avec tous ces crimes impunis, il faut de suite abandonner l'idée de porter un jugement moral sur cette histoire. Non, cette histoire n'est pas morale, mais qu'est-ce que ça change à sa force et à sa qualité ?  Oserait-on porter ce genre de jugement sur un polar américain, sur un thriller ? Nous voyons bien que le critère de moralité n'a rien à faire dans la critique de cet ouvrage.
Au moment où s'ouvre le procès du meurtrier d'Ilan Halimi, dans un entretien qu'il donne au quotiden Libération, le 29 avril 2009, Didier Lapeyronie répond à la question de la publicité des débats (des accusés étant mineur au moment des faits, le procès pourrait se tenir à huit clos) en disant : "il faudrait que les gens aient la capacité de se dire : J'aurais pu participer à ça". C'est exactement ce qu'il faudrait que se dise chaque lecteur de ce roman.
 
Il s'agit donc bien d'un roman violent, extrèmement violent. D'une violence qui n'incite pas au passage à l'acte, mais qui est mise à distance du lecteur par l'écriture très nerveuse de Julia Kino, saccadée, une écriture "rock" pourrait-on dire au vu des références musicales de la "bande-son" et qui rythment le récit. Par ailleurs, si cette violence des meurtres nous percute, ils cessent à la moitié du roman, quand le groupe se retrouve en vacances, avant de partir pour Budapest. Il n'y a plus le lycée pour rythmer les jours. Le groupe a besoin d'être tout le temps, tout le temps ensemble. Quelque chose est cassé dans la bande. Chacun se trouve face à sa solitude à sa vie, à son devenir. L'errance dure encore un peu avant de passer à autre chose.
Angelina, la narratrice, nous raconte cette histoire qu'elle a peut-être écrit quand elle s'est retrouvée seule à Budepest. Rien n'indique qu'elle regrette quoi que ce soit. Elle a tué froidement, elle a été amoureuse sans passion, elle a quitté ses parents et son pays sans regarder en arrière. Ce qu'elle raconte est en fait une histoire d'apprentissage. Il lui fallait dire cette période de folie, pour enfin passer à autre chose, pour mûrir, quitter la caste des lycéens, la horde portant des barrettes et la moue, sa génération. Il lui fallait passer par cette période difficile et complexe de l'adolescence, rejetter le monde des adultes qu'on lui présentait, pour y entrer quand elle pourrait et de la façon qui lui conviendrait.  A propos des adultes, il n'y en pas dans ce roman, pas de parents, pas de professeurs, pas de flics... Il n'y a que Camilla, mais c'est à Budapest.

Ce roman fait partie du corpus de "romans violents" étudié dans Lecture Jeune, n° 128, décembre 2008. Je l'ai lu en essayant de comprendre ce que peut éprouver le lecteur qui lit ce genre de roman. J'ai été choqué par la violence, mais elle ne m'a pas fasciné, elle m'a plutôt écoeuré. Je  me suis dit que, peut-être, si je l'avais lu à l'adolescence et que j'avais eu des pulsions violentes, cette lecture m'aurait aidée à leur résister. Mais bon, le but ultime du roman n'est pas d'être un moyen thérapeutique...

J'ai bien aimé ce texte, son rythme, son vocabulaire, son registre de langue, sa narratrice attachante, ses personnages si singuliers qu'ils donnent envie de les approcher dans la vraie vie. Il m'a accroché, vraiment...

On peut écouter Julia Kino lire des extraits de Adieu la chair. Rechercher "romans urbains" pour trouver les fichiers sur Youtube et surDailymotion, et écouter le début du roman, le poème de la page 135, et la réflexion d'Angelina sur sa rencontre avec Camilla.

Pour garçons et filles à partir de 15-16 ans et pour jeunes adultes et au-delà.

© Jean TANGUY -- 29 avril 2009